Collection privée - Genève 

Portrait de Félix

Acrylique sur toile - Papier marouflé

Format 46x33

Portrait de Werther

Acrylique sur toile - Papier marouflé

format 41x27


Nouvelle originale François D.  2024

Portraits photographiques anonymes

Années 1870 - 1900


Retrouvailles posthumes

Leur première rencontre, tout à fait fortuite, ne date pas d'hier. Vers la fin des années 1880, ils manquent se heurter sur un trottoir, les yeux baissés à la recherche d'une adresse située au Quai de la Poste 4, à Genève. Ils tiennent à la main la même carte finement décorée à l'enseigne de l'Atelier des frères Boissonnas, qui porte la mention : La maison n'est pas à l'angle, l'entrée est sur le quai.

 

Levant le nez au même moment, ils se sourient timidement en constatant qu'ils se trouvent devant l'autre moitié du bâtiment qui donne sur le boulevard Georges-Faron et appartient à la famille Pricam, rivale détestée des photographes qu'ils recherchent. Sans cette rencontre providentielle, ils allaient peut être se tromper d'adresse et se faire tirer le portrait chez la concurrence.

 

C'est qu'à l'époque la photo-témoin ou le portrait-souvenir avait valeur de projet social et les sujets semblaient souvent congestionnés par l'importance du moment autant que par la solennité de leurs habits-du-dimanche. Il fallait toute l'habileté du photographe pour mettre à l'aise le client et éviter que le visage ne reflète que la morgue des aristocrates ou l'excès d'ambition des bourgeois.

 

Dans le salon d'accueil, l'hôtesse sait détendre l'atmosphère et encourager les présentations, en remarquant la similitude des moustaches des deux visiteurs qui leur donne une ressemblance de frères ou de cousins. 

 

- Nous ne nous connaissons pas, répond le plus grand. Mon prénom est Félix. Je suis ingénieur des ponts et chaussées, actuellement sans emploi et j'habite Lyon. Je dois présenter une demande en mariage à un chef d'entreprise qui préférerait que sa fille unique épouse un riche héritier d'une famille de notables de la région. J'ai l'impression que le bel habit vert que je porte aujourd'hui, emprunté à un ami, ne suffira pas à plaider ma cause. Ma future fiancée m'a suggéré de me faire photographier à mon avantage dans votre atelier, pour qu'elle puisse placer mon portrait discrètement dans un des salons de leur manoir. Elle espère que ses parents s'habitueront rapidement à ma présence, qui leur deviendra familière.

 

- Et moi c'est Werther. Mon père est professeur de littérature à l'institut Goethe de Strasbourg. Il voulait que je prenne sa succession et considère que mon seul prénom n'est pas une garantie de nomination suffisante. Dans la salle des doyens de l'institut, les portraits des enseignants principaux sont exposés, dont ceux de trois de mes ancêtres. Si je pouvais présenter au comité des doyens une belle photographie en costume gris sombre accompagnant mon acte de candidature, je pense que ces vieux gâteux y verraient un signe du destin.

 

Les frères Boissonnas adoraient mettre en valeur leur sujet en les traitant par une lumière très travaillée et en obtenant d'eux une attitude naturelle. Les deux jeunes gens furent enchantés du résultat obtenu. Ils invitèrent les photographes à diner et se séparèrent sur le quai de la gare Cornavin en se promettant de se revoir et de s'écrire pour se donner des nouvelles sur le succès de leurs projets.

 

Mais hélas, on ne retrouva pas de trace de leurs échanges ultérieurs et il est même vraisemblable qu'ils se perdirent de vue. Une rencontre parmi tant d'autres qui tournent court au gré des circonstances de la vie.

 

C'était sans compter sur une renaissance que Félix et Werther se verraient offrir à leur insu un siècle et demi plus tard, sous une forme picturale novatrice inventée par un artiste-peintre plus connu par ses paysages urbains que pour son goût du portrait. Et voilà nos deux jeunes gens pris dans une remarquable collection de tableaux, hors du temps et de l'espace, dans un atelier parisien.

 

Mais ceci est une autre histoire, heureusement encore inachevée. Pour Félix et Werther, il en fallait une troisième qui leur permette des retrouvailles, au bon moment et au bon endroit.

 

Le moment c'est aujourd'hui, l'endroit c'est la ville de Genève. Pas loin du Quai de la Poste, où l'atelier des Boissonnas n'existe plus. Plus précisément au dixième étage d'un immeuble de la rue Le-Corbusier qui offre une belle vue sur la rade et le jet d'eau.

 

Les deux compères sont placés côte à côte sur un mur qui fait face à un autre tableau du peintre Charruau représentant la ville de Naples coupée en deux. En se tournant un peu sur la droite, ils peuvent voir le lac et la rade jusqu'au Rhône. A coté de la baie vitrée, ils aperçoivent un très grand tableau de la ville de Fès, toujours du même peintre. On a l'impression qu'ils sont en famille, heureux de s'être retrouvés. Ils n'ont pas besoin de se regarder pour échanger leurs souvenirs de vie, leurs opinions sur le rôle des artistes photographes, peintres ou architectes urbanistes. Avec le couple locataire de l'appartement et nouveau propriétaire des tableaux, ils échangent des regards curieux et pénétrants; on devine qu'ils se sentent aimés et admirés.

 

Quand la porte-fenêtre donnant sur la terrasse est ouverte, un chahut de cour de récréation envahit périodiquement l'appartement. C'est le moment préféré de Werther : les élèves de l'école voisine le ramènent aux générations d'enfants qu'ils à connus dans son propre lycée durant une longue carrière de surveillant, enseignant et responsable de direction.

 

Félix, lui, semble fasciné par la vision du lac en amont du pont du Mont-Blanc. Il ne cesse d'imaginer une grande traversée de la Rade par un ouvrage monumental qui ferait la gloire de Genève comme les ponts suspendus l'ont fait pour New York ou San Francisco. Depuis un stage de jeunesse aux Etablissements Eiffel, il rêve de projets grandioses mais jamais réalisés. A Genève, il se souvient que l'ingénieur Louis Favre a construit le premier tunnel du Gothard et qu'il a laissé sa vie juste avant l'achèvement en 1880; ses ouvriers passèrent en son hommage une boîte contenant son image à travers le percement. Et si le portrait de Félix pouvait être transporté d'une rive à l'autre de la Rade sur un nouveau pont haubané lors de son inauguration ?

 

Les tableaux aussi ont le droit de rêver.

 

 

FD.    -     Genève, le 9 novembre 2024

 

 

 

 

 

   

 

 

Oeuvres évoquées dans le texte


Spaccanapoli

Acrylique sur toile - Papier marouflé

format 50x100

Fès el Bali

Acrylique sur toile - Papier marouflé

format : 160x200